A part quelques relevés de sourcils modifiant son faciès plein d’anxiété, l’archéologue n’avait pas pipé mot. On aurait pu même croire qu’il avait traversé le SGC en apnée. Nous venions de passer le poste-barrière de la base quand les cordes vocales de Michael retrouvèrent un semblant de fonction :

«- Heu… erf… Je… nous… Je… qu’est-ce que je fais là ?»

La route serpentait en pente douce au milieu d’une végétation clairsemée. Je donnai un coup d’œil rapide à mon voisin.

*Ce gars est incroyable…*

« - La Terre à Michael Anderson… Vous venez de quitter une montagne poussiéreuse de dossiers et vous vous dirigez actuellement vers la ville de Colorado Springs… Attention, contacts possibles avec des indigènes de race humaine. De plus l’astre solaire auquel vous n’êtes pas habitué brille fort aujourd’hui… plaisantai-je à son égard.

- Ca va nous faire du bien de prendre un peu l’air, argumentai-je avec un sourire. Y’en a marre de la clim’ dans cet énorme terrier plein de militaires.

Ce n’est pas que je n’aimai pas les militaires, en étant un moi-même. Mais malgré tout le respect que j’avais pour le corps militaire dans sa globalité, je me sentais avant tout infirmier et c’est pour cela que mon discours n’était pas très « corporate ». J’avais été surpris (agréablement) de constater en travaillant avec eux que la grande majorité des personnels de santé des armées avaient ce même état d’esprit, qu’ils soient médecin chef de service, interne, kiné ou aide-soignant.

- Y’a pas longtemps j’ai du aller à Peterson (NdA : Base aérienne militaire sur l’aéroport de Colorado Springs) et en route j’ai repéré un endroit en ville qui paraît bien sympa », dis-je avec mystère.

Je m’abstins cependant d’avouer que je n’étais pas passé par la route la plus directe et que sans pour autant quitter la direction générale et sans traîner, j’avais choisi d’emprunter un parcours plus « touristique » afin de découvrir un peu la ville. Autant allier l’utile à l’agréable.

Nous nous rapprochions de Colorado Springs. Les quelques maisons aux palissades de bois le long de la route 115 avaient laissé place à divers commerces et à une urbanisation plus fournie le long de la voie principale. Puis nous bifurquâmes vers l’Est, sur une route entourée d’arbres haut portant une ombre tranquille sur des pavillons de banlieue. L’autoradio était dans le ton et diffusait doucement « One Way Road » de John Butler Trio. Et Michael semblait finalement apprécier cette excursion improvisée.

C’est alors que longeant un parc arboré, nous vîmes une jeune femme faire du stop au bord de la route. En tenue de sport, elle tenait à ses cotés un VTT dont la roue arrière était à plat.
J’hésitai un instant, mais arrêtai finalement ma voiture sur le coté de la route après avoir dépassé l’auto-stoppeuse, et fit une petite marche arrière. Je fis descendre la vitre de la portière coté passager.
De son coté, voyant notre manœuvre, la jeune femme vint à notre rencontre.
Plutôt menue, de taille moyenne, son visage d’à peine vingt ans était encadré par des cheveux noirs attachés derrière la tête. Sous un gilet ouvert à capuche de coton gris, elle portait un t-shirt bleu ciel siglé UCCS.

" - Bonjour, dis-je. On peux vous aider ?
- Bonjour, répondit-elle, visiblement un peu gênée. Hé ben j’ai crevé et je suis un peu loin de chez moi…
- On va à Prospect Lake. Ca vous avance ?
- Mmh oui un peu, dit-elle en réfléchissant. Ok, accepta-t-elle avec soulagement.

Après avoir chargé le vélo à l’arrière, nous reprîmes la route.

- Moi c’est Mike. Et voici Michael, nous présentai-je à la passagère en nous désignant du doigt.
- Huhu, marrant : Mike et Michael, nota-t-elle amusée. Enchantée, moi c’est Elizabeth. Alors vous allez à Prospect Lake ?

* Ah bah oui tiens… Mike et Michael… on dirait une série tv * riais-je intérieurement.

- Oui, on est nouveaux sur la région, et les bords du lac m’ont l’air agréables.
- C’est vrai c’est cool comme endroit. Y’a un super grec tout près : le Neptune’s Lakeside Cafe.
- On va essayer ça tiens, oui. Merci du tuyau. Vous êtes étudiante à l’Université de Colorado Springs ? demandai-je, avisant son t-shirt UCCS.
- Oui. Enfin… je sais pas, je vais peut-être laisser tomber, répondit-elle avec une moue déçue. Je voulais être archéoanthropologue, alors j’ai fait deux ans en anthropologie mais je suis déçue par les cours. J’ai du mal à croire à certains trucs. Par exemple, que Cro-Magnon, arrivé il y a 35 000 ans, ait tout fait mieux que Neandertal et que c’est pour ça que Neandertal a disparu, alors qu’il a résisté à des conditions extrêmes pendant 100 000 ans ! Comme si tout ce qui lui avait permis de résister pendant tout ce temps serait d’un coup devenu un handicap mortel… Ça ne rime à rien.
Et les études de l’ADN sur les ossements fossiles. Quelle blague quand on voit comment elles sont effectuées : a force de nos manipulations les échantillons sont contaminés par notre propre ADN, même l’eau des labos les contamine forcément ! C’est n’importe quoi ces études soit disant scientifiques… Bref voilà pourquoi ça m’a démotivé. Comme dirait l’autre : « La vérité est ailleurs » huhuhu.

Une discussion amicale s’était installée entre nous trois. Enfin surtout entre les deux férus de vieux trucs enterrés. Nous étions arrivés près du lac, et j’avais garé la voiture face au Neptune’s Lakeside Cafe. De l’autre coté de la rue, paisibles, les rives ombragées de l’entendue artificielle d’eau douce nous ouvraient les bras.

- Elizabeth, tu veux manger quelque chose avec nous au bord du lac ? Et on te raccompagne après si tu veux ? proposai-je tant à la jeune femme qu’à Michael.

« - La Terre à Michael Anderson… Vous venez de quitter une montagne poussiéreuse de dossiers et vous vous dirigez actuellement vers la ville de Colorado Springs… Attention, contacts possibles avec des indigènes de race humaine. De plus l’astre solaire auquel vous n’êtes pas habitué brille fort aujourd’hui…

Mais c’est que je l’aime moi ma poussière ! C’est mon gagne-pain ! Sans poussière pas de strates archéologiques donc pas de travail ! De plus les indigènes de races humaines j’en côtoie continuellement ! Bon… certes ils ne sont pas tous de premières fraicheurs et même la plupart âgés de plusieurs milliers d’années… Mais je les préfère considérablement comme cela.

- Ca va nous faire du bien de prendre un peu l’air. Y’en a marre de la clim’ dans cet énorme terrier plein de militaires.

On voit bien qu’il ne venait pas d’effectuer quelques mois auparavant des fouilles en plein cagnât égyptien… dans le cas contraire il ne serait pas de cet avis.

- Y’a pas longtemps j’ai du aller à Peterson et en route j’ai repéré un endroit en ville qui paraît bien sympa »

- Une bibliothèque peut être ? Un musée ? demandais-je à mon chauffeur, même si la réponse était hélas plus qu’évidente.

Alors que la route défilait devant mes yeux je me mis à apprécier la situation. Ne pensez pas que Cheyenne Mountain m’ennuie le moins du monde, mais j’ai toujours été habitué à travailler à l’extérieur, en plein air. Et je commençais à souffrir de claustrophobie dans cette base sous-terraine privée de fenêtre.

Colorado Springs n’étais guerre différente de mon Baltimore natal et me revint en souvenir certains événements de mon adolescence. Comme la fois où j’avais déterré le chien du voisin pour vérifier les causes de sa mort. Le squelette canin m’avait beaucoup appris, mais nous avions dû déménager à la suite de cet incident regrettable. Si j’avais su… j’aurais rebouché le trou avec davantage de professionnalisme. Mais déjà je rêvais de devenir archéologue et le métier consistait à creuser… et peu à reboucher… Aujourd’hui lorsque nous devons le faire, c’est du sable que nous utilisons pour protéger le site des érosions et de son principal ennemis :… l’homme (et la femme bien entendu, ne passons pas sous silence les agissements de cette dernière !).

Tient en parlant de femme…

- Bonjour, On peux vous aider ?

Voila que mon chauffeur faisais le joli cœur… manquait plus que ça.

- Bonjour, Hé ben j’ai crevé et je suis un peu loin de chez moi…

Et le bus ? C’est pour les momies ?

- On va à Prospect Lake. Ca vous avance ?

Réponds : non merci, je suis une grande fille et je vais continuer à pied sans avoir peur d’abimer mes jolies mocassins.

- Mmh oui un peu, Ok

Arf, me voila bon pour leur tenir la chandelle.

- Moi c’est Mike. Et voici Michael
- Huhu, marrant : Mike et Michael

Calcul du quotient intellectuel de la cible en cours… 19… Le jury tient à rappeler que la notation n’est pas sur 20.

Enchantée, moi c’est Elizabeth. Alors vous allez à Prospect Lake ?

Il parait…

- Oui, on est nouveaux sur la région, et les bords du lac m’ont l’air agréables.
- C’est vrai c’est cool comme endroit. Y’a un super grec tout près : le Neptune’s Lakeside Cafe.

A ce mot mon estomac ce contracta et la nausée me vint. J’avais passé deux ans en Grèce à fouiller l’île de Thasos… et la nourriture de ce pays m’étais devenue rapidement insupportable…

- On va essayer ça tiens, oui. Merci du tuyau. Vous êtes étudiante à l’Université de Colorado Springs ?
- Oui. Enfin… je sais pas, je vais peut-être laisser tomber, Je voulais être archéoanthropologue, alors j’ai fait deux ans en anthropologie mais je suis déçue par les cours. J’ai du mal à croire à certains trucs. Par exemple, que Cro-Magnon, arrivé il y a 35 000 ans, ait tout fait mieux que Neandertal et que c’est pour ça que Neandertal a disparu, alors qu’il a résisté à des conditions extrêmes pendant 100 000 ans ! Comme si tout ce qui lui avait permis de résister pendant tout ce temps serait d’un coup devenu un handicap mortel… Ça ne rime à rien.
Et les études de l’ADN sur les ossements fossiles. Quelle blague quand on voit comment elles sont effectuées : a force de nos manipulations les échantillons sont contaminés par notre propre ADN, même l’eau des labos les contamine forcément ! C’est n’importe quoi ces études soit disant scientifiques… Bref voilà pourquoi ça m’a démotivé. Comme dirait l’autre : « La vérité est ailleurs » huhuhu.

Tout d’un coup la jeune femme devenait un peu plus intéressante à mes yeux et je ne pu m’empêcher de la corriger…

- « Il y a plusieurs théories viables concernant Néandertal. Soit Croc Magnon est arrivé avec un germe pathogène qui a décimé la population des Néandertals dont le système immunitaire n’était pas préparé à une telle attaque biologique, soit les deux espèces se sont reproduites et nous sommes les dignes représentants de ces deux familles. Je pencherais plutôt pour la deuxième solution, certains gènes néandertals ayant ressurgis récemment chez des connaissances à moi de type homo sapiens sapiens dans une base tout prêt d’ici.
Et concernant les études ADN sur les ossements, elles sont plutôt fiables. Le seul problème c’est qu’il faut la plupart du temps broyer le bassin entier d’un squelette pour pouvoir les effectuer dans de bonnes conditions. Ce qui nous oblige à ne procéder qu’à quelques tests par campagne archéologique pour ne pas trop abîmer le site, laisser un peu de travail à nos successeurs et respecter un minimum les sépultures. Les tests sont faussés par contre lorsqu’il s’agit de la NASA. Dès que ces rigolos trouvent une forme de vie extra-terrestre c’est eux qui l'y ont amené… ce qui en fait une forme de vie terrestre, cela ne vous aura certainement pas échappé.

Alors que je notais que notre invitée me fixait avec des yeux écarquillée je me vis obliger de préciser :

- Ah oui, pardon, je suis moi-même archéologue.

Nous étions entre-temps arrivés à destination. L’étendue d’eau douce polluée au mercure, plomb et autres métaux lourds ainsi qu’aux nitrates, phosphates et autres produits chimiques, s’étendait majestueusement devant nos yeux.

- Elizabeth, tu veux manger quelque chose avec nous au bord du lac ? Et on te raccompagne après si tu veux ?

Il va bientôt falloir jeter un sceau d’eau à l’infirmier pour calmer ses ardeurs… mais curieusement j’espérais contre toute attente qu’elle accepte. Il y avait tellement longtemps que je n’avais pas parlé archéologie avec un étudiant… Un étudiant de sexe féminin qui plus est. Cela ne gâchait en rien la chose.

Jetant un regard entendu à Michael, je ne pus retenir un petit rire en apercevant du coin de l’œil le visage effaré de notre passagère dans le rétroviseur. La tirade éclairée de Michael l’avait pour ainsi dire abasourdie. C’était d’autant plus amusant que ce dernier ne semblait pas peu fier de son effet. J’avais, pour ma part, bien apprécié le clin d’œil aux descendants néandertaliens d’une certaine base.

- Ah ben ça… bégaya-t-elle. Vous devriez venir donner des cours à la fac’ de Colorado Springs, proposa-t-elle en reprenant ses esprits, j’aime bien votre façon de voir les choses… Un prof comme vous, ça me motiverai, glissa-t-elle avec un petit sourire espiègle, sur un ton timidement empreint d’arrière pensées. Vous travaillez par ici alors ? Sur quoi en ce moment ?

A cette question, mes sourcils s’arquèrent et je lançai un regard furtif à mon ami, accompagné d’un demi-sourire. Je me demandais comment il se sortirai de cet interrogatoire mené par une jeune femme qui montrait ostensiblement de plus en plus d’intérêt pour Michael.

Une fois garé face au lac, ma proposition à la jeune femme de manger quelque chose avec nous la fit visiblement hésiter, à sa façon de se balancer d’un pied sur l’autre en réfléchissant, mais finalement accepta, peut-être convaincue que nous n’étions pas de dangereux psychopathes. A moins que ce ne fut pour prolonger le plaisir d’être en la compagnie de mon ami anthropologue qui, s’il m’avait semblé ouvrir à la dérobée de grands yeux en entendant mon invitation, accueilli en souriant la réponse positive d’Elizabeth.

Nous entrâmes alors au Neptune’s Lakeside Cafe, salué de derrière le comptoir par un homme rond et souriant, accusant une cinquante d’année, à la moustache noire et fournie. Le modeste établissement ne payait pas de mine et j’eus soudain un léger doute quand à la qualité gustative de ce qui pouvait être servit ici. La carte affichée proposait des sandwichs froids et chauds à toutes heures ainsi que diverses pâtisseries grecques exposées dans une vitrine réfrigérée et qui me paraissaient tentantes. La bonhomie du propriétaire finit par me convaincre et je commandai un Gyros, accompagné d’un DrPepper et d’un assortiment de trois petits gâteaux qui me rendraient sans nul doute diabétique.
En sortant, profitant qu’Elizabeth soit sortie plus vite car servie la première, je glissai discrètement à Michael :

- T’as un ticket… Sisi, elle te bouffe des yeux… assurai-je dans un large sourire alors que nous rejoignions la jeune femme.

Nos casse-croûtes sous le bras, nous allèrent nous installer sur un banc de bois faisant face au lac, à l’ombre tranquille de grands arbres dont les longues branches ployaient vers le sol. Déballant mon sandwich, je relançai la conversation :

- Je suis allé en Crète il y a deux-trois ans, j’avais vraiment aimé cet endroit. Puis j’ajoutai, après avoir mordu dans mon sandwich : On sent bien qu’on est loin de la Grèce là… en jetant un œil déçu sur mon Gyros. Tu as dû aller en Grèce Michael ? Ca doit être assez fascinant pour vous –archéologues – de travailler là-bas, non ? me renseignai-je en croquant à nouveau dans mon repas.

Ma question était vraiment intéressée, j’étais curieux de l’expérience de Michael, mais Elizabeth l’était encore plus, pendue aux lèvres de mon ami.

- Ah ben ça… Vous devriez venir donner des cours à la fac’ de Colorado Springs, j’aime bien votre façon de voir les choses… Un prof comme vous, ça me motiverai. Vous travaillez par ici alors ? Sur quoi en ce moment ?

*Sur la porte des étoiles. C’est un anneau qui une fois activé, rend possible le voyage sur d’autres planètes. Mon travail consiste à décrypter l’histoire de différents types d’aliens psychopathes en quête de mort et de destruction… Ah, je crois qu’elle s’est évanouie, la chaleur sans doute…*

- Je suis venu travailler sur l’histoire des tribus Cheyennes voisinant Colorado Springs. J’ai étudié des années cette peuplade via l’intégrale de docteur Quinn femme médecin et maintenant je viens voir ça sur place. Mais je suis déçu, il semblerait que la ville ne ressemble plus guère à ce qu’elle était alors…

J’espérais que ma plaisanterie mette fin à cette conversation, n’ayant en fait que peu de connaissance concernant cette tribu, je dois bien l’avouer.

Arrivé au lac, notre nouvelle amie accepta l’invitation de Mike à venir manger un morceau avec nous, à ma grande satisfaction.
Nous nous dirigeâmes alors vers le Neptune’s Lakeside Cafe. De premier abord le restaurant ne payait pas de mine. La peinture bleue délavée de la façade s’écaillait et avait formé un paillis tout à fait original devant l’entrée de l’établissement. Mais lorsque nous entrâmes nous découvrîmes… que c’était pire à l’intérieur. Le plancher était pourri en de nombreux endroits, la charpente apparente (certainement pour plus de rusticité) mangée par les thermites et la propreté douteuse... Non pas douteuse, je retire ce que j’ai dit. Ce n’était pas propre.
L’aspect de l’homme qui nous accueillit nous en disait plus sur la nourriture servie ici que tout un panel de critiques gastronomique. Si j’en croyais son apparence : moustache, costume folklorique ridicule (pléonasme ?) taché, ventre rebondi ; les plats proposés devaient être traditionnels, avariés et trop riches. Le trio gagnant.

Effectivement un coup d’œil dans la vitrine et je me rendis compte que la fraicheur des plats semblait refléter à la perfection la propreté du lieu…

- « Je n’ai pas très faim finalement. Je vais plutôt prendre une petite bouteille de vin. »

N’y voyez pas un geste d’une quelconque débauche de ma part. C’était en fait brillamment bien joué. L’alcool à pour mérite de tuer les bactéries et comme cela j’étais certain de revenir à Cheyenne Mountain vivant et relativement en bonne santé.

Notre nouvel ami à la surcharge pondérable certaine vint nous apporter notre commande en un rien de temps. La preuve que son congélateur et son micro onde fonctionnaient à la perfection.

Elizabeth fut servie en premier (nous sommes des gentlemen tout de même !) et sortit nous attendre à l’extérieur. Ce fut ce moment précis que choisit Mike pour me confier ses impressions.

- T’as un ticket… Sisi, elle te bouffe des yeux…

- J’allais te dire la même chose. Je crois qu’elle préfère jouer au docteur, fis-je avec un clin d’œil appuyé.

Nous allâmes nous installer sur un banc à l’ombre d’arbres majestueux en face du lac. Bien entendu le banc était particulièrement inconfortable, les arbres au moindre souffle de vent faisaient tomber leurs fleurs qui firent bien souvent office de condiment lors de notre repas, et pour conclure une douce odeur de poissons en putréfaction remontait du lac (à moins que cela vienne des sandwichs de mes deux amis). Bref, c’est dans une atmosphère des plus romantiques que je servis tout le monde en vin dans des gobelets en plastique. Je goutais mon verre en premier… fis une grimace et mis mes camarades en garde :

- « L’art de faire du bon vin se perd de nos jours en Grèce. Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour revenir plus de deux millénaires en arrière, au temps de l’apogée d’Athène ! Ah un bon vin de Thasos ! C’était autre chose que la piquette qu’ils servent dans ce restaurant. A l’époque on ajoutait des épices au vin et un bon maitre de maison, c’était quelqu’un qui savait mélanger à la perfection la bonne dose d’eau au vin. Le vin alors était imbuvable sans cette méthode, ayant un très fort degré d’alcool. J’ai connu un professeur en France qui faisait du vin du coté de Bordeaux comme au temps des anciens grecs…
Excusez-moi. Je parle, je parle mais j’en oublie les bonnes manières. Je levais mon gobelet. A votre santé ! Vous allez en avoir besoin si vous mangez ça.»

Une fois nos éclats de rire passés (qui je dois bien avouer émanaient en majorité de ma personne, on est jamais aussi bien servi que par soi même), Mike prit la parole :

- Je suis allé en Crète il y a deux-trois ans, j’avais vraiment aimé cet endroit.

Là-dessus il mordit goulument dans son sandwich. Dommage, cela avait l’air d’un brave type.

- On sent bien qu’on est loin de la Grèce là… Tu as dû aller en Grèce Michael ? Ca doit être assez fascinant pour vous –archéologues – de travailler là-bas, non ?

- Oui, c’est un pays magnifique qui est loin d’avoir dévoilé tous ses secrets. J’ai fouillé Thasos, Mycènes, j’ai également fait une campagne de fouilles en Eubée. Les civilisations méditerranéennes sont enrichissantes. J’ai eu la chance de travailler en Grèce, à Rome, en Gaulle et en Egypte notamment. Toutes ces civilisations antiques sont remarquables et c’est toujours un bonheur de retrouver les fondations d’une maison, un bibelot, un os… on a l’impression qu’on fait revivre le passé, qu’on donne une nouvelle vie à tous ces gens. J’aime me dire que c’est notre travail à nous autres archéologues : immortaliser nos ancêtres. Un site archéologique pour moi c’est un peu comme s’occuper des rescapés d’un autobus qui est tombé dans un ravin pour un médecin. Certes on attend le moment où on va pouvoir exercer notre savoir faire avec impatience mais on en a aussi peur… le médecin, s’il est seul, va s’en vouloir de ne pas pouvoir sauver toutes les vies présentes, en s’occupant en priorité des gens qu’il peut sauver et laissant de côté les condamnés en un tri qu’il va vouloir le moins arbitraire possible. Et pourtant il le sera fatalement. L’archéologue fait de même. Il fouille un endroit en espérant ne rien laisser de coté, ne pas passer a coté d’un détail important qui permettrait de faire revivre une civilisation entière d’hommes aujourd’hui oubliés à qui nous devons tout ce que l’on est aujourd’hui. Pourtant comme il a souvent que peu de temps et encore moins d’argent il lui faut faire des choix… sélectionner l’endroit qui promet le plus… en un tri qu’il va vouloir le moins arbitraire possible. Et pourtant il le sera fatalement.
Deux métiers, la même passion : l’homme.

Je terminais mon gobelet, grimaçais une fois de plus puis continuais :

- Pour ne pas avoir de regrets quelle que soit la situation, j’essaye de suivre cette locution latine que l’on doit à Virgile : Labor omnia uincit improbus : un travail acharné vient à bout de tout. C’est vrai même pour nos états d’âme. Lorsque l’on sait qu’on a tout donné, qu’on est allé au bout de nous même, alors on a tendance à se pardonner plus facilement nos erreurs. Cela nous permet d’avancer et donc d’aborder la prochaine campagne de fouille ou le prochain accident d’autobus plus sereinement.

Je n’étais pas trop mécontent de ma tirade je dois dire et j’ai bien peur d’avoir eu l’air un peu fat pendant un moment…